L'histoire de Takeshi Niinami illustre à quel point les frontières culturelles et légales autour du cannabis restent marquées. Ce dirigeant respecté, formé à Harvard et figure emblématique du monde des affaires japonais, a perdu son poste de président-directeur général de Suntory Holdings début septembre. La raison ? Une commande de compléments alimentaires contenant du CBD passée aux États-Unis pour lutter contre le décalage horaire lors de ses nombreux voyages professionnels.
Rien de scandaleux en apparence. Pourtant, au pays du Soleil-Levant, cette simple transaction a déclenché une enquête policière et provoqué un tollé médiatique sans précédent.
Une démission qui fait débat
Takeshi Niinami, 66 ans, n'est pas un inconnu dans le paysage économique nippon. Ancien PDG de la chaîne de supérettes Lawson, il a été le premier dirigeant extérieur à prendre les rênes de Suntory, entreprise familiale fondée en 1899 et devenue un mastodonte mondial des boissons alcoolisées et non alcoolisées.
En décembre dernier, l'entreprise avait d'ailleurs décidé de réorganiser sa gouvernance en promouvant Nobuhiro Torii au poste de président, redonnant ainsi le contrôle à la famille fondatrice. Niinami conservait néanmoins ses fonctions de président du conseil d'administration et de directeur général. Jusqu'à cette affaire qui a tout fait basculer.
Lors d'une conférence de presse organisée à Tokyo, le dirigeant a tenu à clarifier sa position : « Je pense n'avoir enfreint aucune loi et être innocent ». Il a expliqué que ces compléments lui avaient été recommandés par un ami américain qui l'avait assuré qu'ils étaient parfaitement légaux. Son intention était simplement d'atténuer les effets du jet-lag qui accompagnait ses déplacements professionnels constants entre le Japon, les États-Unis et l'Europe.
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Quand un colis intercepté change tout
Les ennuis de Takeshi Niinami ont commencé lorsque des colis contenant ces fameux compléments alimentaires n'ont jamais atteint leur destination. L'un d'eux, envoyé à son domicile tokyoïte, a apparemment été intercepté par les autorités douanières. Cette interception a déclenché une enquête policière menée par la préfecture de Fukuoka, dans le cadre de la loi japonaise sur le contrôle des stupéfiants.
Les enquêteurs ont même perquisitionné le domicile de Niinami, suspectant la présence de substances dérivées du cannabis. Les autorités examinent notamment la possibilité que ces produits contiennent du THC, le composé psychoactif du cannabis, strictement interdit au Japon sous toutes ses formes.
Le dirigeant a informé ses collègues du conseil d'administration de Suntory de cette investigation dès le 22 août. Quelques jours plus tard, le 1er septembre, il proposait sa démission pour des raisons personnelles. La direction de l'entreprise l'a acceptée immédiatement, estimant que son comportement démontrait un « manque de conscience » incompatible avec sa fonction de dirigeant.
Une législation parmi les plus sévères au monde
Pour comprendre l'ampleur de cette affaire, il faut saisir la rigueur absolue des lois japonaises sur les drogues. Le Japon applique une politique de tolérance zéro envers le cannabis et ses dérivés, sans distinction entre usage récréatif et médical.
La possession de substances contenant du THC peut entraîner jusqu'à sept ans de prison. Le trafic ou l'importation sont punis encore plus sévèrement. Mais au-delà des sanctions légales, c'est surtout la stigmatisation sociale qui pèse lourd dans un pays où la réputation et l'honneur collectif priment sur l'individu.
Athlètes, artistes, personnalités publiques : nombreux sont ceux qui ont vu leur carrière brisée pour des infractions considérées comme mineures dans d'autres pays. La culture japonaise valorise la contrition publique et les excuses formelles, même lorsque les faits reprochés semblent disproportionnés.
Niinami s'est d'ailleurs plié à cet exercice : « C'est ma négligence qui a conduit à cette situation lorsque j'ai acheté ces compléments alimentaires. Je m'excuse pour le tollé que cela a provoqué ». Des mots qui témoignent du poids des conventions sociales nippones.
L'ironie d'une démission dans l'industrie de l'alcool
L'un des aspects les plus frappants de cette affaire réside dans le paradoxe qu'elle soulève. Takeshi Niinami dirigeait un empire bâti sur la vente d'alcool : bières, whiskies, spiritueux divers. Suntory est d'ailleurs mondialement connue pour ses whiskies japonais haut de gamme et a même été immortalisée dans le film "Lost in Translation" de Sofia Coppola, où Bill Murray jouait un acteur venu promouvoir le whisky de la marque à Tokyo.
Or, voilà qu'un patron de cette industrie de l'alcool, substance psychoactive légale et socialement acceptée, perd son poste pour avoir simplement commandé du cannabidiol, un composé non psychoactif utilisé pour ses propriétés relaxantes et anti-inflammatoires. Pire encore : Niinami n'a jamais consommé ni même possédé ces produits sur le territoire japonais.
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Dans de nombreux pays occidentaux, le CBD est vendu librement en pharmacies, boutiques spécialisées et même grandes surfaces. Aux États-Unis et en Europe, des millions de personnes l'utilisent quotidiennement pour améliorer leur sommeil, gérer leur stress ou soulager des douleurs chroniques. Les compléments alimentaires au cannabidiol sont considérés comme parfaitement inoffensifs, et leur marché pèse des milliards de dollars.
Un décalage culturel qui interroge
Cette affaire met en lumière le fossé considérable qui existe entre les législations nationales sur le cannabis et ses dérivés. Alors que certains pays comme le Canada ou l'Uruguay ont légalisé le cannabis récréatif, et que d'autres multiplient les programmes de cannabis médical, le Japon maintient une ligne dure héritée de l'après-guerre et des pressions américaines de l'époque.
Pour Takeshi Niinami, conseiller économique de plusieurs Premiers ministres japonais et figure incontournable du patronat nippon, cette démission marque un tournant brutal. Il reste cependant à la tête de l'Association japonaise des dirigeants d'entreprises (Keizai Doyukai), où il a réaffirmé son innocence devant les journalistes.
L'ancien PDG de Suntory n'a commis aucune malversation financière, aucun abus de pouvoir, aucune faute éthique dans l'exercice de ses fonctions. Son seul tort ? Avoir sous-estimé la rigueur des autorités japonaises concernant tout ce qui touche, de près ou de loin, au cannabis.
Cette histoire pose une question essentielle : jusqu'où les législations nationales peuvent-elles criminaliser des comportements légaux ailleurs dans le monde ? Et comment les entreprises multinationales doivent-elles naviguer dans ce paysage juridique fragmenté ?
Entre réputation d'entreprise et vie privée
Pour Suntory, l'équation était simple : conserver un dirigeant sous enquête policière représentait un risque réputationnel trop important. Dans un pays où l'image de marque et la respectabilité sont primordiales, mieux valait couper court immédiatement, quitte à sacrifier un dirigeant compétent et respecté.
Les successeurs de Niinami ont d'ailleurs souligné lors de leur conférence de presse que le dirigeant leur avait assuré avoir acheté ces compléments en pensant qu'ils étaient légaux. Mais dans le contexte japonais, l'intention compte moins que le résultat et la perception publique.
Reste que cette affaire souligne aussi les dangers d'une méconnaissance des réglementations locales, même pour des cadres internationaux aguerris. Le CBD, considéré comme un simple complément bien-être dans une grande partie du monde occidental, devient une substance prohibée dès que l'on franchit certaines frontières asiatiques.
Pour les voyageurs et les professionnels en déplacement, cette histoire constitue un rappel brutal : ce qui est légal chez vous peut vous valoir de sérieux problèmes ailleurs. Et dans certains pays, les conséquences vont bien au-delà d'une simple amende ou d'un produit confisqué à la douane.








